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Interview avec Margarida Llabrès Rotger

À propos de Margarida Llabrès Rotger :

Née à Minorque, aux îles Baléares, elle est diplômée en philologie française de l’université de Barcelone et de l’université Paul Valéry à Montpellier. Elle a un Master en interprétation et traduction de l’ISIT-ICP (Institut Catholique de Paris). Elle habite en France depuis 20 ans où elle exerce le métier d’interprète de conférences et de traductrice.

Je me suis livré au jeu des questions-réponses avec Margarida Labrès Rotger. Elle est originaire des Baléares, connaît l’histoire de son pays, aime la littérature.

Cet  échange permettra au lecteur intéressé de comprendre la genèse de ce roman.

 

Quand as-tu découvert Majorque ?

Il y a plus de trente ans. J’y ai vécu toute une année. J’habitais Sóller, un gros village situé sur la côte nord, la partie montagneuse formée par la Serra de la Tramuntana. C’est à Sóller que j’ai commencé à écrire. J’y étais allé pour cela. Dans le roman, le personnage de Philippe, ce jeune Français qui dans ses lettres à son frère évoque ses découvertes et son amour pour cette île, me ressemble beaucoup. Les aventures et les anecdotes qu’il rapporte sont en grande partie autobiographiques.

 

Comment est née ton idée d’écrire sur la guerre civile ?

Quiconque s’intéresse à l’Espagne, et ce fut évidemment mon cas lorsque j’y ai vécu, ne peut ignorer cet épisode marquant de la période contemporaine. L’histoire et la politique ne sont jamais loin de mes préoccupations, je n’ai pas fait d’études de sciences politiques pour rien. J’appartiens à cette génération qui se demande : qu’aurais-je fait dans les années 1930 ? Aurais-je été lâche et attentiste ? Si je m’étais engagé, dans quel rang aurais-je combattu ? Aurais-je été communiste ? Comment être sûr que je n’aurais pas été fasciste ? Bien malin celui qui peut répondre, mais l’intérêt d’écrire des romans, c’est que l’on peut se projeter, à travers différents personnages, dans des situations existentielles très diverses.

 

Pourquoi avoir situé l’action du roman à Majorque ?

Tout simplement parce que je suis tombé amoureux de cette île qui, par certains aspects, me rappelle mon pays cévenol. Il y a entre ces deux régions une communauté de civilisation qui d’emblée m’a frappé. La langue, un certain monde paysan, des paysages avec les cultures en terrasses…

Surtout, c’est à Sóller que j’ai pris conscience que la guerre civile était un passé qui n’était pas passé. À l’époque où j’y ai vécu, nous étions moins de vingt ans après la fin du franquisme. Depuis le début des années 1980, l’Espagne était une fête, la movida avait donné un coup de jeune à cette société qui paraissait d’un optimisme et d’un enthousiasme fou. J’ai pourtant perçu que, si on levait ce voile, il y avait encore des souvenirs très prégnants de la guerre, les blessures étaient loin d’être refermées.

 

Dans quelle mesure dans La Balanguera l’arrière-plan historique est-il  documenté ?

Il l’est, bien sûr, dans une très large mesure, d’abord en ce qui concerne l’Espagne en général, mais aussi à propos de Majorque et du bourg de Sóller en particulier. J’ai pu accéder à des travaux d’historiens locaux qui m’ont permis de reconstituer minutieusement la chronologie des événements tels qu’ils s’y sont produits. Je n’ai pas pu utiliser toute cette riche documentation. J’ai néanmoins tenu à ce que certains événements ou drames qui n’avaient qu’une portée locale, mais n’en étaient pas moins symboliques, apparaissent : par exemple, pour ce qui concerne Sóller, la mort d’un jeune religieux (Pau Noguera Trias) massacré par les anarchistes ou encore celle d’un républicain (Bernat Marquès Rulla), exécuté par la Phalange.

 

On croise dans ton roman des personnages historiques, comme le chef communiste Santiago Carrillo, l’anarchiste Durruti, et d’autres encore. Pour quelle raison ?

C’est à la fois un parti pris, celui de situer l’histoire d’amour de Diego et Maria dans la grande histoire, et une chose qui s’est imposée à moi. Il se trouve qu’il y a trente ans, j’ai recueilli le témoignage de personnes qui avaient combattu durant cette guerre, en particulier celui d’un militant communiste qui s’est confié sur ces personnages que lui-même avait côtoyés. Il m’a donné sa version de plusieurs épisodes assez mystérieux qu’à ma connaissance les historiens n’ont toujours pas élucidés, par exemple celui de l’or de la banque d’Espagne, celui de la disparition d’Andreu Nin, de la mort de Durruti, etc.

 

N’est-ce pas dangereux d’avancer des thèses qui ne sont pas entièrement validées par les historiens ?

J’ai eu la chance de rencontrer plusieurs anciens combattants issus des camps adverses, allais-je laisser leur témoignage dans l’ombre ? Leurs révélations rejoignent le projet même de La Balanguera. La question fondamentale que pose ce roman est la suivante : connaissons-nous vraiment nos proches, les membres de notre famille, nos amis ? Mon hypothèse est que, souvent, ce n’est pas le cas. C’est surtout évident lorsque les personnes traversent des événements dramatiques, comme une guerre. Ceci concerne aussi bien les anonymes qu’un personnage historique comme Santiago Carrillo. S’imaginer connaître un homme, c’est ignorer que nous sommes tous des êtres multiples, pleins de contradictions. La science historique est nécessairement synthétique et partielle, souvent elle ne fait qu’aplatir les personnages alors que le romancier peut donner accès à leur complexité.

 

En tant que romancier, cela a-t-il été un exercice difficile d’écrire sur un pays autre que le tien ?

Je m’étais déjà frotté à l’exercice dans Les Rois sauvages, mon précédent ouvrage consacré au Gabon et, si j’en crois les lecteurs, je n’avais pas trop mal réussi… Écrire sur l’Espagne ne m’a pas paru spécialement difficile, car c’est un pays avec lequel nous, Français, avons une riche histoire commune. L’épisode terrible de la guerre civile nous a été enseigné comme étant le prélude de la Seconde Guerre mondiale, une sorte de répétition générale, un tour de chauffe appartenant à l’histoire de toutes les nations européennes.

Au total, je pense qu’il n’est pas beaucoup plus difficile pour un Français d’aujourd’hui d’écrire un roman qui met en scène des Majorquins qu’une histoire qui mettrait aux prises des Corses, des Bretons ou des Alsaciens. Tous sont des Européens et ont beaucoup en commun. Je n’ignore pas que les tenants de l’appropriation culturelle voudraient séparer l’humanité en communautés hermétiques, mais moi, bercé d’universalisme, je prétends qu’ils se trompent et nous égarent.

 

Comment résumerais-tu ton roman à quelqu’un qui ne connaît pas l’histoire de l’Espagne ?

La Balanguera est l’histoire d’amour de Diego et Maria, deux jeunes Majorquins, séparés par les événements de la guerre d’Espagne, qui mettront un demi-siècle à se retrouver. J’ai voulu traiter des cicatrices non encore refermées de ce conflit, pour ce couple, mais aussi pour toute la société espagnole. En ce sens, La Balanguera est d’abord un livre sur la guerre et sur la façon dont elle brise les hommes et les destins.

Pour rappel, à la suite de la proclamation de la Seconde République au début des années 1930, un gouvernement socialiste est élu. En juillet 1936, des militaires, soutenus par les milieux conservateurs et la Phalange, tentent un coup d’État qui ne réussit que dans une partie du pays. Dès lors, durant trois années, deux camps se livrent une lutte féroce : le gouvernement républicain soutenu par les démocrates et les forces de gauche (socialistes, anarchistes, communistes) et par l’URSS de Staline. En face, les militaires putschistes contrôlent assez rapidement une moitié du territoire (dont l’île de Majorque), et sont appuyés par l’Italie fasciste de Mussolini et par Hitler. La lutte est l’occasion de tester des armes et des méthodes, que l’on songe au bombardement par la légion Condor allemande de la petite ville de Guernica. Elle se solde par la victoire de Franco en avril 1939. La défaite des républicains pousse à l’exil des centaines de milliers d’entre eux, avec notamment l’épisode de la Retirada vers la France, puis de nombreux départs vers l’Amérique latine. La dictature restera en place jusqu’à la mort du Caudillo en 1975 et l’instauration d’une monarchie parlementaire démocratique.

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