Interview

Interview par Olivia Gazalé sur le thème du mal, de la chute et de la rédemption

La philosophe Olivia Gazalé, dans le remarquable Mythe de la virilité paru chez Robert Laffont en 2017, a traité des questions de psychologie en lien avec les problèmes du désir et de l’amour. Elle interroge ici David Warnery au sujet des ressorts qui animent les personnages des Rois sauvages. Pour l’auteur, ces ressorts psychologiques sont un élément qui doit rester sous-jacent mais dont la justesse est primordiale.

Vous avez écrit un livre assez sombre. Quel genre de littérature aimez-vous ?

Je crois qu’une œuvre littéraire, comme toute œuvre d’art digne de ce nom, doit être un miroir émouvant et vrai de l’âme humaine. Proust disait que le romancier tend un miroir à son lecteur. Si l’œuvre est réussie, il s’y reconnaîtra.

Comme l’essayiste Philippe Murray, je pense que la littérature doit montrer le monde tel qu’il est – tragique – et les hommes tels qu’ils sont – méchants. Ne pas le faire, c’est entrer dans le jeu affligeant de la sous-culture version hollywoodienne. Murray citait la Fable des abeilles de Bernard de Mandeville : « Une des principales raisons qui font que si peu de gens se comprennent eux-mêmes, c’est que la plupart des écrivains passent leur temps à expliquer aux hommes ce qu’ils devraient être, et ne se donnent presque jamais le mal de leur dire ce qu’ils sont. » La bonne littérature, bien plus que la philosophie, est le moyen du « connais-toi toi-même » de Socrate.

Murray évoquait le « besoin du négatif ». Voilà un sujet dont, je pense, un romancier doit s’emparer car il est trop rarement abordé. Reconnaissons que l’homme recherche et aime le mal, la destruction, la méchanceté. Freud parlait de la pulsion d’agression, de destruction. Ceci nous travaille tous, qui que nous soyons. C’est parce que nous l’ignorons que nous ne comprenons pas pourquoi tant de gens sont indifférents ou même se réjouissent du saccage de la planète. Il est donc, selon moi, impossible d’écrire de la littérature en passant ces réalités psychologiques sous silence. Sinon, on écrit des romans « feel good », naïfs, à l’eau de rose, qui relèvent du simple divertissement. Au contraire, il faut être capable d’écrire du « feel bad » ( pour parler la langue des colonisés et fiers de l’être), une littérature réaliste, qui ne se cache pas derrière son petit doigt.

Quoi qu’il en soit, l’auteur doit avoir le courage de mettre ses tripes sur la table. Car il faut travailler les pulsions, la psychologie profonde dont la plupart d’entre nous ne perçoivent pas clairement ce qu’elle est et comment elle les tient arrimés à ses lois. Il appartient à l’écrivain de montrer, avec subtilité bien sûr, quelles sont ces règles. Une partie du malheur du monde provient du fait que les hommes les ignorent. Prenons un exemple : un immense philosophe comme Nietzsche s’est fourvoyé sur la question du nihilisme par ignorance du besoin de sens et d’espérance. Est-ce grave ? Oui, très ! Un pan entier de sa philosophie s’en trouve réduit en miettes. Sous l’influence de cette erreur philosophique, nos politiques, nos moralistes et intellectuels, n’ont pas compris que l’athéisme était destructeur par un effet de corrosion qui risque d’emporter la civilisation occidentale – la seule à ce jour qui tente de se passer d’un fondement divin. On voit qu’ignorer la psychologie n’est pas sans conséquences…

Est-ce pour mettre en lumière ce jeu pulsionnel inconscient que vous avez écrit un roman qui, comme vous dites, mène le lecteur « jusqu’aux portes de l’enfer » ?

Oui, j’ai toujours été fasciné par le mal, fasciné au sens propre – enfant je ne pouvais détacher mon regard des lépreux qui mendiaient devant la Poste de Douala. J’éprouve aussi une fascination intellectuelle pour cette question qui est un point d’achoppement qui nous entraîne dans la chute. Comme la rouille ronge le métal, le mal érode notre confiance en la vie.

J’en reviens toujours au mal, à la souffrance, à la torture, aux écrits du Marquis de Sade. Je crois que cela s’explique par différents éléments biographiques, à commencer par le choc ressenti, lorsque j’étais enfant en Afrique, devant le spectacle de l’extrême misère (la face horriblement mutilée des lépreux) et de la violence (un boy fouetté par la police camerounaise). Cela m’a marqué. D’ailleurs, dans le roman, Philippe a des réminiscences et comprend qu’il a peur de quelque chose…il a peur de ce mal rencontré pendant son enfance et qui le poursuit. Il y eut ensuite la découverte, lorsque j’étais un jeune coopérant, des meurtres rituels. A cela, j’ajouterais une sorte d’identification à une expérience paternelle, le fait d’avoir été confronté, comme témoin, à la torture durant la guerre d’Algérie.

Selon moi, les portes de l’enfer s’ouvrent lorsque nous prenons pleinement conscience du mal. Or quel plus grand mal que les crimes rituels ? Le véritable mal, c’est celui qui est commis froidement par des hommes en pleine responsabilité, pour des motifs minables liés à un appétit matérialiste de très bas étage. C’est l’expérience que vit Philippe.

Avec la découverte du mal, dites-vous, vient la chute et le besoin de rédemption.

Oui, Les Rois sauvages traitent de ce triptyque qui sous-tend le cheminement psychologique de Philippe, le personnage principal : mal, chute et rédemption. Tout ceci est très chrétien et imprègne jusqu’à la moelle notre culture occidentale. Mais c’est aussi quelque chose d’universel. Voyez, par exemple, l’histoire du jeune prince Siddhartha (le futur Bouddha) lorsque, pour la première fois, il quitte le palais de son père et découvre la souffrance du monde. C’est l’expérience que vivent tous les enfants du monde en grandissant.

C’est pourquoi je donne à ces mots de la théologie classique un sens plus vaste que celui qu’on leur confère d’ordinaire. Le mal ce n’est pas tant celui que l’on fait soi-même ou que l’on subit mais c’est celui dont on est le témoin. Ces positions sont évidemment très différentes mais toutes les trois se rapportent à l’effraction du mal dans notre vie. La chute ce n’est pas d’être abaissé dans la flétrissure morale, c’est le fait d’être entraîné dans le doute et le désespoir. C’est pourquoi le plus grand péché de Judas ce n’est pas d’avoir trahi Jésus en le dénonçant aux Romains mais c’est d’avoir désespéré du pardon divin et d’être allé se pendre. Et le besoin de rédemption ne concerne pas seulement le criminel mais aussi celui qui a été emporté dans le puits sans fond de l’absurde et du nihilisme.

La chute de Philippe se produit par étapes : ses réminiscences réveillent des peurs très anciennes et sa confrontation, étant enfant, à un mal qui est resté largement infra-conscient. Au fil de son enquête, il découvre l’ampleur de la violence qui constitue l’envers du décor d’un pays que beaucoup voient comme un paradis. Se faisant, il approche des portes de l’enfer. Celles-ci s’ouvrent lorsqu’il découvre les crimes rituels. Il y a certaines portes qu’il vaut mieux ne pas pousser, les femmes de Barbe bleu l’ont appris à leurs dépens !

La chute de Philippe, on ne sait pas vraiment quand elle a lieu car on ignore à quel moment il découvre la cruauté extraordinaire du rituel. Est-ce lorsqu’il vit encore au Gabon ou bien est-ce vingt ans plus tard au chevet du ministre ? J’ai choisi de laisser cela dans l’ombre mais on comprend que, dès son retour en Europe, Philippe commence à aller mal : il accuse son père et se détourne de lui, comme le croyant accuse le Dieu Père et se détourne de la foi. Il fait une dépression – nombre de dépressions sont liées à cette découverte du mal car celui-ci est pour certaines sensibilités insupportable.

Comment s’opère donc sa rédemption ?

Celle-ci, comme toute rédemption, ne peut venir que de l’amour – c’est la seule et unique force rédemptrice en ce monde. Dans le roman, elle ne peut que venir du père. Il y a évidement un parallèle entre le père de famille et le Dieu Père. Vous voyez, je joue avec le vieux fond mythologique de la psychologie profonde. Si nous voulons comprendre l’homme, c’est par cette voie qu’il nous faut passer.

Aux yeux du croyant, Dieu existe et donc il est sauvé, il est même sauvé ici et maintenant, puisqu’il croit qu’il sera sauvé au Ciel (et tant pis si, en définitive, Dieu n’existe pas, le croyant aura quand même été sauvé…). C’est ce que nous enseigne la psychologie des profondeurs. En revanche, celui qui ne croit pas ne peut pas être sauvé, il ne peut sortir du mal. Car ne nous leurrons pas, l’amour humain n’est pas vraiment capable de nous mener à la véritable rédemption. Il n’est pas assez fort, il faut une force divine supérieure à la puissance du Mal. Nous avons besoin d’un Dieu pour nous en sortir. Encore une leçon du vieux fond mythologique de l’humanité… que cela nous plaise ou non, c’est ainsi. L’athée peut toujours prétendre, à la manière des stoïciens ou de Nietzsche, que le mal n’existe pas vraiment, n’empêche, la souffrance est là et elle n’a aucun sens. Ainsi, dans le cas de l’athée, l’Absurde ne peut en bonne logique que triompher, c’est pourquoi l’athée est foutu. En l’absence de Dieu, soyons lucide, c’est l’Absurde, le Nihilisme et le Mal qui l’emportent. En quelque sorte, si Dieu est absent, le diable remplit le vide laissé par Dieu. La rédemption relève donc d’un pari pascalien. Dans la vie, il faut choisir entre le diable et le bon Dieu. Même si tout cela ne nous dit rien sur l’existence de Dieu. C’est la dernière leçon que livre son père à Philippe…

Dans le roman, il y a un autre personnage en quête de rédemption.

Rappelons que la rédemption, c’est le fait d’être sauvé spirituellement, de partir en paix, réconcilié. Celle du ministre n’est pas authentique car elle est motivée par la peur de l’enfer, c’est-à-dire d’un « dieu vengeur ». Or, un tel dieu n’est pas Dieu. Au contraire, il est une des formes du mal et même sa forme suprême (puisque « divine ») : bref, il est le diable. Répétons-le, seuls un Dieu d’amour ( l’amour divin) et l’amour humain ont le pouvoir d’apaiser. Mais en ce qui concerne l’amour humain, c’est dans une moindre mesure car tout ce qui est humain est « dans une moindre mesure », relatif. Seul le divin donne « la pleine mesure », c’est-à-dire l’absolu dont nous avons soif.

Laissez-moi ouvrir une parenthèse : imaginer un dieu du châtiment, un dieu qui commet le mal en infligeant de la souffrance (une caricature de justice qui tient surtout de la vengeance et qui est l’expression de notre propre pulsion d’agression), c’est confondre Dieu et le diable. Les islamistes ne croient pas à Dieu mais à diable!

L’écriture, peut-elle aussi constituer un chemin vers la rédemption ?

Oui mais une rédemption toute relative car, comme je vous l’ai dit, seul l’amour de Dieu est véritablement rédempteur. Alors, ai-je moi-même expérimenté ce pouvoir rédempteur de l’écriture ? Oui, par exemple, c’est grâce à l’écriture que j’ai pu comprendre que, depuis l’enfance, j’étais hanté par cette question du mal. Cela m’a coûté moins cher qu’une psychanalyse…

Entre temps, j’avais compris que la philosophie ne pouvait plus rien pour moi, elle ne me sortirait jamais du nihilisme auquel, en bonne logique, elle m’avait conduit. Car un philosophe cohérent ne saurait être que nihiliste. Il comprend que « dépasser le nihilisme » est impossible. Il n’y a pas de Surhumain. N’en déplaise à Nietzsche. De ce point de vue, je rejoins des athées comme Sade, Camus, Cioran, Jonas… ou même un chrétien comme Rémy Brague. Mais, de même qu’il y a très peu d’hommes pour voir ce qu’il faut voir (c’est un des thèmes des Rois sauvages), il y a très peu de penseurs pour oser penser en toute cohérence.

Il n’y a qu’un seul véritable remède à la souffrance, qu’un seul médicament, qu’un seul opium si l’on veut : c’est la religion. La philosophie, ça ne marche pas ou plus. La date de péremption est dépassée au moins depuis Sade – deux siècles déjà. Mais la philosophie bouge encore un peu, elle a ses croyants, comme l’homéopathie a les siens.

Dans mon cas, le meilleur opiacé se trouve dans l’art. Au fond, comme les autres remèdes, l’art n’est qu’une vaste blague, mais bon an mal an, grâce à ses petites créations, le malade tient le coup, il se sent mieux et peut marcher vers la tombe en tortillant du croupion. Disons que l’écriture m’a sauvé mais que je ressentirai toujours une sorte « d’empêchement à vivre ». Au fond, la rédemption par l’art n’est que partielle, celui-ci est un divertissement au sens pascalien. En vérité, vous ne pouvez plus rien prendre au sérieux, si ce n’est le mal qui est cette espèce de trappe qui s’est ouverte sous vos pieds. Et si vous ne croyez plus en rien alors vous sombrez dans l’impuissance (pourquoi se mettre au travail ?). Quand tous sont atteints par cette « désespérance », la civilisation s’effondre. Nous y sommes. C’est ce que montrent les romans de Michel Houellebecq et avant lui tous les auteurs les plus profonds du XXe siècle.

Vous en revenez donc à Dieu ?

C’est Philippe, mon personnage principal, qui y revient. Il faut bien se mettre au fond du crâne cette vérité : c’est celle de tous les mythes les plus anciens et les plus profonds : seul l’amour du père peut sauver le fils (c’est ce que je dis à la fin du livre), seul l’amour de Dieu, le Père, peut nous sauver. S’Il existe… C’est un pari. On en revient à Pascal. « Misère de l’homme sans Dieu. » C’est bien vu, c’est plus intelligent que Nietzsche. Pascal a bien compris que sans Dieu on n’échappait pas à l’absurde. Mais, je modifierais la formule. Je dirais plutôt : « Misère de l’homme sans l’amour de Dieu… » Car s’il faut Dieu pour échapper au puits sans fond de l’absurde (l’islamiste qui croit à un dieu vengeur y échappe), il faut en plus l’amour de Dieu, car sans cet amour, on n’est pas vraiment sauvé (l’islamiste croit que la vie a un sens et pourtant il meurt damné).

Attention, ce n’est pas parce que l’on a besoin de Dieu qu’il existe ! Ce qui m’intéresse c’est de comprendre les besoins psychologiques fondamentaux de l’humain et de saisir que ce que Nietzsche appelle le Surhumain (l’homme qui peut vivre sans Dieu) n’existe pas, un tel être ne se rencontre pas. Je veux dire par là que les athées se bricolent tous un petit dieu de pacotille, l’Humain, la Révolution, bref toutes ces sornettes dont on nous rebat les oreilles depuis deux siècles…

Ce qui m’intéresse, c’est de réfléchir aux deux polarités qui constituent le psychisme « humain », et je dirais même « animal ». La lionne aime instinctivement ses petits (ceci préfigure l’amour) mais elle doit tuer pour vivre (ceci préfigure la haine). L’homme, lui aussi, doit à la fois savoir tuer (ou déployer sa pulsion d’agression pour survivre) et aimer, sous toutes les formes de l’amour (éros, philia, agape). Je crois que les hommes ont inventé (ou découvert?) des dieux qui correspondaient à leurs tendances pulsionnelles. C’est pourquoi, dans le polythéisme, il y a un dieu pour chaque tendance ou force. Si l’on en revient aux plus fondamentales qui structurent le vivant (éros et thanatos), on comprend qu’il y a deux sortes de dieux. D’abord les dieux d’essence diabolique qui satisfont notre pulsion d’agression, notre goût de la destruction et du chaos (chez les Grecs, Arès et Dionysos; chez les Romains, Mars; dans le panthéisme hindou, Shiva; les dieux des Aztèques qui exigeaient que le sang coule). Ensuite les dieux d’essence amoureuse qui sont le fruit de cette longue construction théologique qui cherche, au fil des siècles, à dégager le meilleur de Yahweh, Dieu et Allah. Face à tous ces dieux, il appartient à chaque civilisation de choisir.

Les dieux de la haine et du mal ont eu pas mal de succès au cours de l’histoire… leurs partisans actuels, qui flattent la pulsion de destruction, se recrutent du côté de Lénine, Staline, Hitler, Mao, Pol Pot, les islamistes. Le mal, on le cultive en soi (Staline) ou en une figure projetée à l’extérieur de soi (le diable).

Du côté de l’amour, c’est la même chose. Il y a le Dieu d’amour, projection au ciel des meilleures tendances altruistes et généreuses et il y a l’amour que l’on cultive en soi, sans forcément croire en un Dieu : c’est la compassion bouddhiste. J’ai dit tout à l’heure que l’athée ne pouvait connaître de véritable rédemption (Nietzsche meurt dans la folie et les larmes). Il me faut maintenant préciser qu’il existe pourtant pour l’athée une voie de rédemption authentique, la compassion qui nous est enseignée par l’orient. C’est peut-être elle qui sauvera l’occident athée. Je n’en vois pas d’autre, faute d’un retour au religieux. Je n’ai pas exploré cette voie dans Les Rois sauvages. Ce sera peut-être le cas dans un prochain roman.

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