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Entretien avec Corentin M

Ami de l’auteur depuis plus de trente ans, Corentin* M est un Gabonais qui vit et enseigne à Libreville. Corentin a souhaité conserver l’anonymat.

* Son prénom a été changé.

Ton roman sur le Gabon aborde la tragédie des crimes rituels. Pourquoi avoir choisi ce sujet ?

Comme tu le sais, il existe au Gabon quelques écrits qui font allusion à ces crimes mais en France Les Rois sauvages est le premier roman qui les évoque directement. J’ai remarqué que, depuis des décennies, l’omerta sur ce problème était totale. Ça n’intéresse personne. Il y a bien eu en 2005, tu t’en souviens, un colloque organisé à Libreville par l’Unesco. Pourtant, depuis, le silence est assourdissant. Il faut bien reconnaître que, sur un tel sujet, pour un Français, il n’y a que des coups à prendre. La plupart des universitaires européens (anthropologues, africanistes) qui travaillent sur ces questions sont d’une prudence qui confine au négationnisme. Beaucoup m’ont avoué craindre l’accusation de racisme et l’interdiction de retourner en Afrique pour y mener leurs études de terrain. Il n’est pas étonnant donc que le grand public de ce côté-ci du globe ignore complètement la question et ne puisse croire à la réalité de ces crimes. Quand j’en parle à des éditeurs français, ils me regardent avec des yeux incrédules puis passent à autre chose… Il m’est souvent arrivé la même mésaventure qu’à Jan Karski quand, le 28 juillet 1943, il présenta son rapport sur la Shoah au Président Roosevelt.

Comme tu l’as observé toi-même dans ton pays, les élites africaines sont aux abonnés absents. Elles fuient leurs responsabilités et sont complices, au moins par leur silence. Je trouve cela révoltant. Je suis écœuré par tous ces gens bien nourris, qui se promènent tranquillement dans nos rues, dépensent des fortunes dans les boutiques de luxe de Paris tout en sachant pertinemment que chez eux, chaque année, des milliers d’enfants sont livrés aux sorciers tortionnaires. Les marchands de l’avenue Montaigne vont-ils accepter encore longtemps de servir ces nouveaux Mengele ?

Tu ne vas pas te faire que des amis….

Je m’en moque. Que ceux qui souhaitent être les amis et les complices de ces assassins continuent de leur dérouler le tapis rouge. Moi je dis ce que j’ai à dire.

Comment expliques-tu le silence qui entoure les crimes rituels ?

En ce qui concerne les Européens, je l’explique par la peur d’être accusé de racisme et de néocolonialisme. Quant aux Africains, leur déni est l’effet d’une sorte de nationalisme culturel. C’est dommage car je pense que les uns et les autres nous y gagnerions à reconnaître honnêtement nos limites et nos torts. Les Européens ont engagé ce processus long et douloureux qui est loin d’être achevé. Le colonialisme trouve certaines de ses sources dans le racialisme du dix-neuvième siècle. Le nazisme est l’héritier monstrueux du vieux fond antisémite apparu au Moyen-Age. De la même manière, les Africains devraient admettre qu’il y a quelque chose de profondément pervers et criminel dans leur rapport à la magie sacrificielle. Il n’y a pas de fatalité, si elles étaient dénoncées, ces pratiques pourraient cesser. D’autres peuples l’ont fait, comme le rappelle l’Ancien Testament lorsque Dieu arrête le bras d’Abraham qui  s’apprête à sacrifier son fils et lui substitue un mouton.

Peux-tu nous dire ce qui t’a amené à cette question des crimes rituels ? D’abord, comment en as-tu eu connaissance ?

Il y a une trentaine d’années, quelques semaines à peine après mon arrivée au Gabon, un ami m’a emmené au grand marché populaire de Mont Bouët, en plein centre de Libreville. Il a garé sa voiture et il a tendu la main en direction d’un groupe d’une dizaine de gamins dépenaillés, âgés de sept à dix ans. Les enfants étaient debout à un carrefour avec chacun à leurs pieds une bassine remplie de deux régimes de bananes, trois mangues ou bien quelques pains de savon. Cet ami m’a dit : « Regarde bien, ce sont des esclaves. Leurs parents, des Camerounais, des Equato-Guinéens, étaient trop pauvres pour les garder alors ils les ont vendus à un patron gabonais. Il les libérera quand ils seront adultes ». J’ai regardé ces enfants, ils se tenaient en plein soleil, ils avaient l’air fatigués, tristes, misérables et autour d’eux, les gens circulaient, sans leur jeter un regard.

Au cours des mois qui suivirent, chaque fois que je passais à Mont Bouët, je les voyais, ils étaient toujours au même endroit. Après quoi, je m’enfonçais dans le labyrinthe coloré des boutiques vendant des tissus, toutes sortes d’objets et de babioles ; j’aimais cette ambiance, j’aimais plaisanter avec les vendeurs. Mais bientôt, je ne suis plus allé admirer les tissus et les pagnes, je n’ai plus vu que les gamins. Il m’est même arrivé, certains soirs en sortant du boulot, de faire un détour par Mont Bouët. Je les voyais, je n’en croyais pas mes yeux… Je les voyais comme j’avais vu, enfant, les lépreux devant la Poste de Douala… (mais ça c’est encore une autre histoire…)

Et puis, un jour, Libreville bruit d’une rumeur. On a retrouvé un cadavre d’enfant affreusement mutilé aux abords de la forêt de la Mondah, au nord de la ville. On raconte qu’il s’agit d’une petite esclave camerounaise enlevée à Mont Bouët. Tout est parti de là.

Pourquoi avoir attendu si longtemps pour écrire sur ce sujet?

Il fallait attendre que les protagonistes du drame meurent. Le dernier d’entre eux était Jacques Chirac. Même trente ans après les faits, je suis obligé d’utiliser des pseudonymes, de dissimuler mes sources. Si j’avais essayé de faire connaître cette histoire au début des années 90, on m’aurait certainement fait taire. Les liens entre les politiques français et gabonais étaient étroits et, je le rappelle, les responsables français (Foccart, Chirac, Mitterrand, Pasqua) étaient informés de ce qui se passait à Libreville. Eux connaissaient l’existence des rituels.

A ce sujet, tu livres des informations très précises…

J’ai quand même pris soin de transposer toute cette affaire. J’ai volontairement brouillé les pistes. Mais les initiés comprendront. En tout cas, pour qui sait lire, tout est dans le livre.

J’ai mené mon enquête sur l’origine des rituels et j’ai obtenu mes informations de gens très bien informés. De nos jours, nombreux sont ceux qui au Gabon croient à l’influence de féticheurs venus de l’étranger. Ce n’est pas ce que j’ai appris de mes sources. Ces crimes existent partout en Afrique, du Sénégal au Mozambique, en passant par le Mali et le Congo. Mais il semble que la pratique soit plus répandue au Gabon. Elle est très ancienne, même si certains facteurs sociaux l’ont renforcée et rendue plus visible ces dix dernières années.

Qui est monsieur X ?

Un pédophile notoire ! C’était une certitude pour certains de mes interlocuteurs au Gabon mais je n’ai pas réussi à en obtenir la confirmation en France. Je me refuse donc à salir un mort… Pourtant, si un jour la chose était prouvée, il faudrait réécrire une partie de l’histoire de la Vème République.

Tu fais intervenir dans ton livre la figure de Pierre Péan. Pourquoi ?

J’ai voulu lui rendre hommage. J’avais commencé mon enquête à Libreville. Je l’ai poursuivie à mon retour en Europe. Les ouvrages de Péan m’ont apporté maintes confirmations. Et lorsque je me suis enfin décidé à écrire Les Rois sauvages, je lui en ai fait parvenir une première version. Il m’a très gentiment contacté, nous nous sommes parlés, il m’a confirmé en tout point dans mes hypothèses. Même si lui n’a jamais abordé ce sujet des crimes rituels, il en savait un rayon…

Dans ton livre, certains passages sont particulièrement sévères à l’endroit des Gabonais. Ne crains-tu pas que mes compatriotes t’accusent d’exagérer ?

Je crois que les lecteurs des Rois sauvages s’en aperçoivent, j’ai voulu éviter tout manichéisme. L’avantage du procédé romanesque est de permettre des points de vue très contrastés, et même parfois contradictoires, à l’image de ce qu’offre le réel. Selon les personnages, la vision qui est proposée du Gabon en particulier et de l’Afrique en général n’est pas du tout la même. Il y a d’abord celle des vieux coloniaux. C’est l’intérêt de situer l’intrigue à la fin des années 80, à cette époque, ils existaient encore ; ils sont incarnés par Kieffer. Il s’agit de Français qui ont connu le temps d’avant les indépendances et qui, pour certains, regrettent cette époque. Chiban, un Franco-Libanais qui est né au Tchad et a vécu toute sa vie sur le continent, est sans illusions sur les Africains : il a vu trop de corruption, d’incompétence. Que l’on soit d’accord avec ce constat ou pas, je ne l’ai pas inventé. C’est ce que pensent beaucoup d’Européens, il me paraît intéressant que les Africains en prennent conscience. Sans doute Chiban est-il exagérément pessimiste, peut-être n’est-il plus capable de laisser leur chance aux Africains ? Il les a jugés une fois pour toutes et ne sait pas voir ce qui fonctionne, les gens travailleurs et honnêtes, l’avenir qui se profile avec la jeune génération… Tant pis pour lui. Mais, pour montrer à mes lecteurs que les choses ne sont pas simples, je rappelle que ces personnages sont inspirés de gens que j’ai bien connus et qui offrent tous une part de complexité : Kieffer, que l’on pourrait prendre pour un raciste primaire, a adopté une petite Gabonaise. Chiban, lui, a épousé une métisse. Tu vois, même ces deux-là, à leur manière très particulière, aiment les Africains. La violence de leurs jugements sur les Gabonais ne doit pas occulter qu’ils goûtent de nombreux aspects de la vie en Afrique. Au fond, ils sont comme ces Africains qui ont noué avec la France une relation d’amour-haine… Il y a là une symétrie qu’il est intéressant de relever.

Ensuite, dans le roman, il y a le regard des Européens qui n’ont pas connu « l’Afrique à la papa ». Ceux-là ont, pour la plupart, dépassé les préjugés racistes, ils éprouvent de la sympathie pour les Gabonais. Beaucoup de Français apprécient les rapports humains que l’on peut nouer en Afrique, ils aiment la vie sous l’équateur, les opportunités qui s’y trouvent. Il y a ceux qui sont de passage (quelques années dans une carrière d’expatrié) et il y a tous ceux qui s’implantent durablement. Il faut reconnaître que ces derniers, avec le temps, se fatiguent des difficultés liées à la mauvaise gouvernance et à la corruption mais ils sont bien obligés de faire avec.

Quant à Philippe, le personnage principal, il aime les Africains – c’est son enfance, il a l’Afrique dans le sang – et, le temps passant, il « s’africanise ». Pourtant, pour lui non plus les choses ne sont pas simples car, à mesure qu’il côtoie les Gabonais et ouvre les yeux sur certaines des réalités bien souvent occultées par les autres Européens, il est horrifié.

Quel regard portes-tu sur l’Afrique  d’aujourd’hui?

Trente années ont passé depuis l’époque que je décris, les pays d’Afrique doivent affronter de nouveaux défis : le réchauffement climatique, la déferlante islamiste, une démographie délirante. L’optimisme n’est plus du tout de mise. Aujourd’hui, je porte un regard d’amoureux attristé. Tant de rendez-vous ont été manqués qui auraient permis au continent de prendre un autre chemin en tirant partie de ses formidables ressources. De nombreux pays ont fait de mauvais choix et beaucoup sombrent dans le chaos. Le pire, c’est peut-être le déni de la gravité de la situation actuelle. Elle est le fait de nombreux Européens qui ne comprennent rien aux cultures africaines. Cela n’est pas étonnant, la réalité de l’Afrique est complexe, il faut du temps pour l’appréhender. Les élites européennes de toutes les façons ne veulent rien voir car elles ont des œillères idéologiques : elles ont décidé de croire au développement du continent, cela les arrange de gober ces sornettes. 

Je reviens à ma position personnelle. Le plus grave, je crois, c’est la crise morale que traverse l’Afrique. La frustration des populations soumises à la misère du fait de leurs dirigeants corrompus ou incompétents est terrible. Ceux-ci, pour se dédouaner de leurs insuffisances, cultivent la rhétorique victimaire et nient les problèmes que rencontre le continent : mauvaise gouvernance (c’est un euphémisme), pillage des ressources par des compagnies étrangères, occidentales, chinoises ou russes mais avec la complicité des gouvernements africains. Ce déni du réel atteint des sommets sur un sujet comme la démographie. Elle est galopante, et l’Afrique ne peut se développer. C’est tout simplement impossible. Tous les économistes le savent. Conclusion: il est urgent que la jeune génération se retrousse les manches. Il faut tout changer : les valeurs, la culture politique, les pratiques.

Ne crains-tu pas d’apparaître comme un donneur de leçons?

C’est mon métier! Je veux être le taon qui pique les esprits paresseux, Socrate est mon modèle! Je n’oublie pas que les Athéniens l’ont condamné à mort… Plus sérieusement, je trouve qu’il est normal que, d’une civilisation à l’autre, il y ait un dialogue, notamment au moyen d’œuvres comme la mienne. C’est le but que je poursuis, nourrir ce dialogue. D’ailleurs en France il y a aujourd’hui beaucoup d’ “afro-descendants”, comme ils se nomment eux-mêmes, certains nés en Afrique et arrivés en Europe à l’adolescence, qui ne se privent pas, aussitôt naturalisés, de faire la leçon à leur nouveaux compatriotes. Ils viennent d’arriver et ils ne se gênent pas pour sermonner tout un peuple qui ne les a pas attendus pour bâtir ce pays. Certains deviennent député ou ministre. Alors pourquoi, moi, je me tairais? “Je suis Charlie!”

Ne penses-tu pas que le fait d’être issu d’un peuple colonialiste te retire en quelque sorte ce droit à la parole que tu revendiques ici?

Non. Pour une raison simple. Certes, j’admets que les membres d’une nation sont comptables de l’histoire de cette nation, que les fils sont, pour partie au moins, responsables de ce qu’ont fait leurs pères. Mais ce qui change tout c’est que je suis sans illusions sur les hommes et donc sur les peuples. Il n’y a pas de peuple meilleur qu’un autre, et encore moins de peuple innocent. Si les Suisses, au cours de leur histoire, n’ont envahi personne c’est d’abord l’effet de circonstances historiques qui relèvent du hasard. Il n’y a pas de peuples par essence colonialistes et d’autres qui ne le seraient pas. Les victimes d’aujourd’hui sont les coupables de demain. Les coupables d’aujourd’hui sont les victimes d’hier. La roue tourne. Si l’on se penche sur l’histoire longue, les Gaulois ont été colonisés par les Romains. Les Arabes ont colonisé toute l’Afrique du Nord et l’Espagne puis, durant des siècles, tenté d’envahir l’Europe: dans mon village du sud de la France, on voit encore deux tours sarrasines bâties il y a mille ans pour prévenir des incursions des “barbares” venus faire des razzias et emmener des esclaves à Alger. Il y eut un million d’esclaves européens, victimes de ceux que l’on appelait du temps de Molière les Mahométans. Tout le monde se souvient de Géronte qui s’écrie: “Qu’allait-il faire dans cette galère?” lorsque Scapin lui annonce que son fils a été enlevé par des pirates turcs. Non, au cours de l’histoire tous les peuples ont eu l’occasion de montrer ce dont ils étaient capables: voler, piller, exploiter, massacrer. Bref, tous égaux, tous salauds. Pour le dire de façon plus biblique, que celui qui n’a jamais péché me jette la première pierre.

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